Raconte-moi une histoire

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Avant d’être un enseignement pour le bac, l’histoire est un enseignement pour devenir un bon citoyen. Quand je dis « bon citoyen », c’est-à-dire quelqu’un capable de s’exprimer, d’avoir un positionnement politique, de s’engager dans la société, d’être d’accord, de ne pas l’être, et d’accepter les critiques et désaccords avec les uns et les autres.” La finalité civique de l’histoire ne fait aucun doute pour Christophe, la trentaine, professeur dans un lycée REP+ de la métropole lilloise. “Il faut faire comprendre aux élèves que l’histoire ne se résume pas à apprendre des dates. C’est surtout avoir des armes pour pouvoir argumenter, confronter, mettre à distance, comprendre la société dans laquelle on vit. C’est compliqué. C’est un défi qu’essayent de relever tous les professeurs d’histoire-géographie.”

Décodeurs du passé et du présent, ils sont environ 34 880 hommes et femmes à enseigner dans les collèges et lycées publics et privés sous-contrat avec l’État. “Avec le tout internet, nous avons cet enjeu d’emmener les élèves à se questionner : « Quand je vois un document, je ne dois pas le prendre tel quel.» Il faut le décortiquer, le croiser avec d’autres sources. Pour moi, c’est le premier travail de l’histoire-géographie”, estime Virginie.

Une fenêtre sur le monde

Son lycée est au cœur d’une cité scolaire du Pas-de-Calais. Ses élèves passent de la maternelle au collège sans avoir besoin de changer de rue. Pour l’enseignante, ici plus qu’ailleurs, son cours d’histoire-géographie constitue une fenêtre sur le monde. Elle sait que tous ne deviendront pas historiens. “Les connaissances en tant que telles ne vont pas leur servir à tous. En revanche, si on arrive à les faire réfléchir d’eux-mêmes sur leur rôle de citoyen, c’est important. Ne pas voter comme papa-maman ou comme les copains mais voter parce que j’ai regardé les programmes et choisi celui qui m’intéresse le plus.”

Comprendre le monde pour agir : n’est-ce pas la définition même d’une discipline dite politique ? En 2014, Marc Deleplace, enseignant-chercheur et maître de conférences à l’université Paris Panthéon-Sorbonne, écrit à ce sujet dans la revue Les Cahiers d’histoire. Oui, l’histoire scolaire est politique. “À condition toutefois d’entendre politique comme le voulait Charles Seignobos (1) lorsqu’il s’exprimait sur L’Histoire comme éducation politique, c’est-à-dire de manière étymologique comme initiation aux affaires de la cité, bref, comme éducation civique dirions-nous aujourd’hui. Le projet civique est en effet indissociable des vertus éducatives de l’enseignement de l’histoire, dans son principe, comme il l’est de l’enseignement républicain lui-même.”

Des enjeux identitaires

L’esprit général des textes édités par l’Éducation nationale revendique toujours cette mission de former des citoyens et citoyennes. Comment poursuivre cet objectif sans tomber dans l’idéologie ? C’est tout l’enjeu de la construction des programmes. En histoire et en géographie, la représentation des événements du passé est devenue plus neutre au fil des régimes. L’impact des gouvernants se réduit. Cependant, leurs tentatives d’influence s’expriment toujours. Aussi, au-delà du projet civique, l’enseignement de l’histoire incarne encore des enjeux identitaires.

Laurence De Cock (2), professeur agrégée d’histoire-géographie et docteur en sciences de l’éducation, le rappelle dans ce même numéro des Cahiers d’histoire : “Les programmes de 2008 (de l’école primaire) sont indéniablement à mettre en relation avec la politique d’identité nationale du gouvernement de Nicolas Sarkozy, lequel avait demandé au ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale d’entreprendre un travail de coopération avec les écoles.”

Il y a dans cette vision de l’ancien président, un parfum de IIIe République. Ernest Lavisse, l’un des artisans du roman national de l’époque, disait : “À l’enseignement historique incombe le devoir glorieux de faire aimer et de faire comprendre la patrie.” Il n’y a qu’un pas à faire pour lier la pensée des deux hommes. Mais Nicolas Sarkozy n’est pas le seul à remettre au goût du jour Lavisse et ses contemporains. Cette idée imprègne encore de nombreux discours politiques et médiatiques, bien loin de la réalité de la recherche en histoire et des préoccupations des enseignants.

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Les campagnes électorales se suivent et, en termes d’enseignement de l’histoire, se ressemblent. Le 24 mai 2016, Nicolas Sarkozy, candidat à la primaire de la droite et du centre, s’exprime dans un colloque organisé par France fière, un “think thank patriote” lancé par deux élus issus de l’immigration. Comme souvent, l’École est en première ligne.

Extrait : “Nous devons relancer une vaste politique d’assimilation des populations récemment issues de l’immigration et cette politique passe par l’École de la République. Entendons-nous, il ne peut être question de faire réciter à tous les enfants de France “nos ancêtres les Gaulois”, selon l’expression chère à Ernest Lavisse, mais il n’est plus acceptable de laisser effacer l’histoire de la Gaule au profit de l’Histoire des premiers empires éloignés du continent européen car cette histoire, aussi intéressante qu’elle soit, n’est pas l’Histoire de France.”

Septembre 2016. L’ancien président se montre plus direct : “Dès que l’on devient français, vos ancêtres sont les Gaulois.” Et c’est cela qu’il faut intégrer en classe. Cette fois, la bulle éclate.  En meeting à Perpignan, deux jours plus tard, il nuance et inclut, entre autres, “les tirailleurs musulmans” à la liste des aïeux des petits Français d’aujourd’hui.

Quentin Deluermoz, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris 13 (1), et Sylvain Venayre (2), professeur d’histoire contemporaine à l’université Grenoble Alpes, recadrent cette fascination pour le roman national et la question des origines françaises. “Ce débat est tout sauf neuf, estime le premier. C’est une vieille politique qui ne concerne pas l’état actuel de la recherche et qui a une pseudo-actualité, à laquelle, elle n’est pas censée prétendre.” Selon Quentin Deluermoz, invité au dernier festival lillois Citéphilo pour la présentation de l’ouvrage Histoire mondiale de la France (3), les historiens réagissent à ces discours de trois manières : sur le plan politique, en produisant des savoirs et en déplaçant le curseur (écouter l’audio).

Ce décalage entre l’historiographie actuelle et une vision réactionnaire de l’histoire n’a pas empêché un autre candidat à la présidentielle de donner aussi dans la surenchère identitaire. François Fillon a, lui, promis ceci : “Si je suis élu président de la République, je demanderai à trois académiciens de s’entourer des meilleurs avis pour réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national.”

L’histoire, antidote à la radicalisation ?

Aimer la patrie. Empêcher les massacres passés de se reproduire. Dans le débat public, l’histoire enseignée est régulièrement renvoyée à ces deux injonctions. La vague des attentats terroristes, qui ont touché la France entre 2015 et 2016, a renforcé l’idée que cette matière devait être un rempart pour protéger la société des dérives politiques et/ou religieuses. Février 2015. Le pays est toujours sous le choc des attaques meurtrières contre Charlie Hebdo et l’hypercasher.

C’est dans ce contexte que Manuel Valls réagit au micro de RTL, après un attentat à Copenhague et la profanation de tombes juives à Sarre-Union, dans le Bas-Rhin. Un auditeur interroge le Premier ministre : “Est-ce que vous ne pensez pas que cette radicalisation ne peut pas être un petit peu jugulée par une meilleure éducation à l’école de l’histoire ?“ Ce dernier répond : “Il y a incontestablement deux matières qui doivent être renforcées à l’école, vous avez tout à fait raison. L’histoire bien sûr, puisqu’il faut comprendre notre propre histoire, d’où nous venons, nos valeurs, notre identité. C’est indispensable. La France a été un immense pays précisément parce qu’elle a toujours su parler de sa propre histoire.”

“Il faut une histoire qui ne cache rien, une histoire avec des ombres et des lumières”, défend Hubert Tison, secrétaire général de l’Association des professeurs d’histoire et géographie (APHG), la principale organisation. Plus qu’une révision des contenus, les associations de professionnels (4) réclament des heures, grignotées par tous les gouvernements, et des moyens humains.

Régulièrement, les enseignants témoignent de leur difficulté, par manque de temps, à aller au bout des programmes. Les rendre toujours plus encyclopédiques n’aurait aucun sens. Des choix s’imposent. Des choix qui répondent à des logiques historiennes, politiques, didactiques et pédagogiques. Que faut-il conserver ? Qu’introduit-on de nouveau ? Comment repenser telle ou telle thématique ? Il faut le ton juste, déterminer le bon angle, poser les questions pertinentes, sans succomber à l’agenda politique (5).

Quand la loi dicte les programmes

Deux exemples du début des années 2000 incarnent le numéro d’équilibriste que constitue parfois l’écriture des programmes scolaires. En 2001, la loi Taubira, visant à reconnaître la traite négrière et l’esclavage comme crimes contre l’humanité, est adoptée sous la présidence de Jacques Chirac. L’article 2 indique : “Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent.” Un progrès pour le corps enseignant, qui salue majoritairement le texte. L’année suivante, en 2002, la leçon apparaît dans les apprentissages de l’école primaire, puis dans ceux du collège avec les nouveaux programmes de 2008 (classe de quatrième). Sept ans après le vote de la loi et une série de débats publics houleux. Des ajustements sont réalisés en 2015, dans le cadre de la réforme du collège, mais tout n’est pas parfait. Des enseignants ont récemment rappelé que le traitement de ce sujet est encore lacunaire (lire ici ce reportage de Libération).

La lente pénétration de la loi Taubira dans le système scolaire démontre l’un des principaux malaises qui entoure l’histoire de France : son passé colonial. La loi du 23 février 2005 renvoie aussi à cette question. Chirac est toujours président. Cette fois, il ne s’agit pas de reconnaître une tragédie humaine à laquelle la France a participé, mais de valoriser l’action de l’empire colonial français.

Fillon et le rôle positif de la colonisation

En première ligne, on retrouve François Fillon. Il est ministre de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche et chargé de défendre le texte. L’alinéa 2 de l’article 4 prévoit que “les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord”. Vanter les bienfaits de la colonisation à l’École ? Impensable pour des milliers de professeurs d’histoire-géographie. La protestation est immédiate. Le débat vif. Le combat politique s’intensifie au point que le président Chirac finit par saisir le conseil constitutionnel. Les Sages préconisent le retrait de l’alinéa controversé qui sera supprimé par décret un an après la promulgation de la loi.

Une provocation pour une partie de la majorité présidentielle. Des parlementaires réclament en échange la suppression de l’article 2 de la loi Taubira. Les auteurs de l’enquête “L’enseignement de l’esclavage, des traites et de leurs abolitions dans l’espace scolaire hexagonal” notent alors : “L’enseignement de l’esclavage (devient) à cette occasion un enjeu politique clivé dans une lecture binaire : reconnaissance d’une minorité invisible / anti-repentance d’un État qui doit cesser de scruter l’histoire à travers ses crimes.”

Le passé, source d’interrogations

Dans un entretien accordé à Cahiers d’histoire, Yannick Mével et Nicole Tutiaux-Guillon (6), professeurs et spécialistes de la didactique, rappellent que le roman national n’est plus “l’unique intrigue” des programmes. Depuis une trentaine d’années, il faut tenir compte de l’apparition d’autres “intrigues au cadre plus large (par exemple, celle du programme de seconde en 2002 autour de “fondements du monde contemporain”, de la démocratie au capitalisme libéral...)” Au nom de quels principes et valeurs, ces intrigues sont-elles retenues, interrogent Yannick Mével et Nicole Tutiaux-Guillon ? Ce n’est pas toujours explicité. “Le choix des savoirs enseignés est toujours à la fois épistémologiquement, politiquement et pédagogiquement engagé”, écrivent-ils.

Aussi, les mêmes questions de traitement se manifestent avec la place des femmes, longtemps invisibles, et qui font leur apparition à petits pas dans les programmes. Ou encore celle de l’histoire sociale, en recul depuis le début des années 80. Le mouvement ouvrier n’est plus à l’étude de la Révolution française. Pas plus que la Commune de Paris, grande absente de l’histoire des années 1870-1871.

Dans les textes ministériels en vigueur pour le cycle 3, l’Éducation nationale réaffirme “l’intention de créer une culture commune et donner une place à chaque élève dans notre société et notre présent”, à travers l’enseignement de l’histoire. Il ne s’agit plus de dérouler un récit chronologique linéaire et immuable, mais d’interroger “des moments historiques qui construisent l’histoire de France et la confrontent à d’autres histoires, puis l’insèrent dans la longue histoire de l’humanité”. L’histoire s’écrit et se réécrit. Et c’est bien pour cela que les enseignants s’attachent à cultiver l’esprit critique des futurs citoyens qui fréquentent leurs classes.

Toujours dans les textes ministériels, on lit qu’à travers cette science humaine, l’élève doit ”comprendre que le passé est source d’interrogations”. Ils précisent que “le monde d’aujourd’hui et la société contemporaine sont les héritiers de longs processus, de ruptures, de choix effectués par les femmes et les hommes du passé”. De qui et de quoi les écoliers, collégiens et lycéens français de 2017 sont-ils les successeurs ? Le débat demeure.

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Sept enseignants s'expriment sur leur rapport à leur discipline.

Isabelle, professeur en lycée

“En tant que professeur d’histoire-géographie, je me dis que je suis utile parce que j’essaye de donner à mes élèves des repères avec des textes de référence. Ceux des Lumières, par exemple, puisque le fascisme en est une négation ; des textes sur les régimes totalitaires qui sont toujours actuels aujourd’hui et d’autres sur les rapports sociaux. Des textes d’historiens, aussi, où l’on voit comment, selon que l’on appartenait à une classe ou pas, on parlait des autres. Après, les élèves en feront ce qu’ils veulent, mais j’ai une utilité qui va au-delà de les former à un examen. (...) C’est la raison pour laquelle j’ai très peur de ce que les personnes politiques peuvent faire une fois au pouvoir avec les programmes d’histoire parce que la bataille que nous avons engagée depuis Nicolas Sarkozy n’est pas terminée. Il y a eu une bataille féroce. Ce qui leur faisait très peur, c’était ce que les historiens disaient de la colonisation. Cela a été un débat très vif. Et ça, ce n’est pas réglé. Ce qui l’a davantage été mais ce n’est pas fini, c’est le rôle de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Est-ce que la France, c’était celle de De Gaulle ? Celle de Pétain ? La « vengeance » des professeurs d’histoire, ça a été d’obtenir qu’on en parle dans les programmes de terminales (note : la France sous le régime de Vichy est étudiée en troisième et première dans les séries générales et technologiques). Mais pour tout ce qui concerne l’Algérie, la colonisation, le débat est loin d’être fermé. Avec le discours de l’extrême-droite et une partie de la droite, on ne sait pas ce qui peut arriver... C’est dangereux parce que ça voudrait dire que l’histoire devient un instrument du pouvoir, une façon de manipuler. Le roman national, c’est très loin de la vérité historique. Quand on parle de Jeanne d’Arc, des Gaulois... Ce sont des discussions très intéressantes entre professeurs d’histoire médiévale mais tel que c’est présenté sous la forme de l’image d’Épinal, c’est une manipulation de l’opinion qui a eu son utilité au moment de la construction de l’esprit républicain. C’était nécessaire. Mais aujourd’hui, on s’adresse à une population qui a d’autres sources d’information, on n’est pas obligé de limiter la vision de l’histoire à ça.”

Emmanuel et Nicolas, professeurs au collège

Première partie : les discours politiques pèsent-ils sur le programme scolaire ?

Christophe, professeur au collège

“L’histoire n’a pas cette vocation de roman national, elle l’a eue à un moment donné pour créer une unité nationale. Mais autres temps, autres mœurs. Si je prends le programme de première, on a des collègues qui se lamentent parce que la Première Guerre mondiale, on n’y passe plus que trois heures. Pareil pour la Seconde. Et pourquoi on y passe trois heures ? Parce qu’aujourd’hui, on essaye de faire réfléchir les élèves, c’est-à-dire qu’on va travailler sur une thématique qui est la violence de masse au XXe siècle qu’on va illustrer à travers des exemples. L’idée, c’est de rendre plus intelligible et de davantage faire réfléchir que d’apprendre par cœur. Parce que le gros problème de l’histoire quand on l’apprend par cœur à des élèves qui n’ont pas les armes, et c’est logique, pour mettre à distance cet enseignement, c’est qu’on a le sentiment d’une chronologie qui se déploie et donc qu’il n’y a pas de surprises. Or, comment peut-on former des citoyens en leur disant que dans ce récit, tout est écrit d’avance ? Comment leur faire comprendre à eux, futurs citoyens, qu’ils vont devoir se battre pour défendre des acquis, en obtenir de nouveaux, défendre leurs droits ?

Les Dimitri Casali, qui s’est insurgé contre la perte de Louis XIV et Napoléon dans l’histoire de France, les Lorànt Deutsh, Stéphane Bern, etc. Stéphane Bern, je regarde parfois, ça me fait découvrir des beaux bâtiments... C’est intéressant quand tu as une capacité de mise à distance, en te disant : « Versailles, c’est magnifique » mais sans oublier de regarder le côté obscur. Combien d’ouvriers y sont morts, par exemple ? L’histoire, ce n’est pas seulement prendre le côté rayonnant. « Le rôle de l’histoire, c’est d’inquiéter les certitudes » dit Patrick Boucheron. Former des esprits conscients, capables de mettre à distance les faits et les événements. L’histoire n’a pas pour vocation de se flageller ni d’enseigner que les aspects positifs. Si je prends le cas de la guerre d’Algérie, encore une fois, autre temps, autre mœurs. On ne juge pas le passé. Jamais, je ne m’excuserai de ce qu’a pu commettre la France pour la simple et bonne raison que moi, je n’ai pas à me sentir responsable de ce qu’a fait un gouvernement, il y a cinquante, soixante ans. Et de même, il faut réintroduire de la complexité : démontrer par exemple que le Front de libération national (FLN) a fait des victimes civiles et que les militaires français aussi. Et finalement, rendre sa responsabilité à chacun, sans jugement. Si l’élève veut juger d’un point de vue personnel, il peut, mais pas à travers sa copie. Il faut comprendre que l’historien doit mettre à distance et ne pas se lancer dans une surenchère. Autre exemple, si on parle de la Gaule, ce n’est pas pour rien. C’est parce que c’est une création de Jules César qui a unifié des peuples celtes et les a regroupés sous le terme gaulois donc on est très loin d’une idée de la France. On est même plusieurs siècles avant la construction d’un territoire national. Alors pourquoi commencer aux Gaulois et pas avant ? Ou après ? C’est une aberration historique. La réalité, c’est qu’aujourd’hui, on a des élèves qui ne se prêtent plus à ce modèle.”

Emmanuel et Nicolas, professeurs au collège

Deuxième partie : l’enseignement du fait religieux et ses contraintes

Emmanuel et Nicolas, professeurs au collège

Troisième partie, la place de la laïcité depuis les attentats de 2015  

Samir*, professeur de lycée

“Réécrire un nouveau récit national, en soi, ce n’est pas gênant si on y intègre toutes les composantes de ce nouveau récit, donc la place de l’immigration – italienne, polonaise, belge, africaine, maghrébine – qui a fortement œuvré à la libération de la France et à sa reconstruction. Si cela permet de fédérer, pourquoi pas. Même si d’un autre côté, c’est un peu gênant puisqu’on instrumentalise encore l’histoire. Mais si on ne prend pas en compte ces nouveaux enjeux, ce sera un projet qui divise dans lequel ceux qui sont issus de l’immigration seront encore les grands oubliés. Moi, je me fais un plaisir de traiter de la place de l’islam dans la civilisation européenne. Quand je fais un cours sur Al-Andalous (l’Andalousie) en seconde, pour moi, c’est un devoir pour combattre toutes les idées reçues qu’on a sur l’islam. Apparemment, c’est une réalité : on entend souvent dire que dans certains établissements, c’est difficile d’enseigner la Shoah (lire partie suivante) et qu’il y aurait en particulier une réticence de la part d’élèves d’origine maghrébine ou de religion musulmane. Moi, je ne l’ai jamais ressentie. J’ai enseigné la Seconde Guerre mondiale, en REP et REP+, sans aucun souci. En revanche, j’ai été parfois dans des établissements plus huppés où j’ai enseigné l’islam en cinquième et c’est là que je me suis senti en difficulté parce qu’il y avait des réticences, des moqueries.

Chez les jeunes qui se destinent à l’enseignement, le FN perce aussi. On en parle peu et cela m’inquiète. Faire de l’histoire, ce n’est pas ça. C’est l’ouverture, la connaissance, la tolérance. Ce n’est pas être dans le rejet, le repli. La France n’est pas un isolat. Elle est ouverte au monde depuis très longtemps. (...) On nous incite à insister sur la Révolution française, la laïcité et la loi de 1905, la Seconde Guerre mondiale et la Troisième République, mais plus tant sur les grandes figures comme Clovis, Vercingétorix, etc. Dorénavant, c’est plutôt les grands textes, les grands épisodes qui ont une dimension valorisante pour la France. Et nous, on n’a pas non plus envie de ne tomber que là-dedans.”


Moi, ça fait longtemps que je ne parle plus de la Shoah dans ma classe.” Le 3 novembre 2017, Plantu fait dire cette phrase à un professeur d’histoire dans une caricature publiée en une du quotidien Le Monde (1). En quelques heures, les réactions fusent. Elles sont vives, tranchées, souvent binaires. C’est oui ou non, sans nuances. Et, chose rare, les trois principales associations de professeurs d’histoire-géographie (L’Association des professeurs d’histoire-géographie, Les Clionautes et le collectif Aggiornamento) condamnent à l’unisson.

Ce dessin réactive soudainement un débat déjà passionné du début des années 2000. A l’époque, une dizaine d’enseignants de la région parisienne témoignent de propos anti-juifs, exprimés en classe, par certains de leurs élèves, dans un livre collectif, intitulé Les Territoires perdus de la République.

Une partie de l’opinion publique, médiatique et politique s’empare de cette réalité et essentialise : on ne pourrait pas enseigner la Shoah aux enfants musulmans d’origines maghrébines puisqu’ils sont antisémites, par définition.

En 2002, Iannis Roder participe à l’ouvrage. Il enseigne alors depuis trois ans dans un collège de Seine-Saint-Denis.

Il se souvient de cette époque, où il se revoit obligé d’arrêter son cours : “Je me suis effectivement heurté, de la part d’une partie de ces gamins, à des propos qui relèvent de catégorie antisémite et qui pouvaient, par exemple, se satisfaire du score d’Hitler.” Il cite une autre parole d’élève balançant que “Hitler aurait fait un bon musulman”. Des phrases choc prononcées par de jeunes collégiens maghrébins. Des faits que l’enseignant se garde bien de généraliser.

Aujourd’hui, Iannis Roder ne suspend plus ses leçons. Depuis 2007, il anime même des formations pour ses collègues au sein du Mémorial de la Shoah, à Paris (lire encadré). En dix ans, beaucoup de choses ont changé. Néanmoins, tout n’est pas réglé. Dans ses classes, les mots n’atteignent plus ce degré de violence mais l’antisémitisme s’exprime encore.

Le jour de notre entretien, par exemple. Le vendredi 24 novembre 2017. “Je sors du bureau du principal, où je relatais un épisode de ce matin, en classe, d’un élève qui a traité l’autre de « sale juif » parce qu’il ne voulait pas lui prêter sa règle”, raconte le prof. Les deux gosses sont maghrébins, et l’injure plutôt courante. “Ce qui ne veut pas dire que ces gamins sont des antisémites idéologues.” Pour Iannis Roder, c’est peut-être même pire. L’inquiétude de l’enseignant réside dans “la diffusion de ces préjugés antisémites qui font partie de la normalité. La norme, ce n’est plus de condamner l’antisémitisme mais de le véhiculer sans même s’en rendre compte. Mais ce que je note, c’est que dès qu’on fait le cours sur le nazisme et la Shoah, je n’ai plus ce genre de propos”.

Un cours que les professeurs d’histoire-géographie donnent aux élèves de troisième et de première. Quel que soit le contexte socio-culturel, tous les élèves l’abordent, au moins une fois, lors de leur scolarité.

Douze jours après la caricature de Plantu, on retrouve François Da Rocha dans un café-restaurant au décor faussement rustique. En attendant sa tartine de saumon fumé, le vice-président de l’Association des professeurs d’histoire-géographie (2) peste encore. “C’est vécu comme une véritable insulte. C’est comme si vous alliez dire aux militaires qu’ils ne vont plus se battre.” Le 3 novembre, il a rédigé le communiqué national de l’association dans lequel on lit : “Dans tous les territoires de la République, avec tous les élèves de la Nation, malgré des situations parfois délicates, les professeurs d’histoire-géographie font toute sa place à la Shoah, dans le respect des programmes.”

Même s’il n’a “jamais croisé un professeur d’histoire dire : « Je ne traite pas (la Shoah)»”, le vice-président de l’APHG prend très au sérieux les difficultés relayées par certains confrères. Lui-même est bien placé pour savoir que le métier d’enseignant n’a rien d’un long fleuve tranquille. Il travaille à Roubaix. La ville des grands écarts. Celle de sept des cinq cents plus grandes fortunes de France. Celle aussi de l’extrême pauvreté, où certaines maisons se vendent à un euro, contre rénovations. Plus de 95 500 habitants, plus d’une centaine de nationalités, une douzaine d’églises, trois pagodes, six mosquées. “C’est mon New York à moi. La ville où tout doit exploser et rien n’explose.”

Ses classes sont composées d’adolescents et adolescentes noirs et arabes, pour la plupart. Musulmans, souvent. De jeunes filles voilées, une fois passées de l’autre côté de la grille, aussi. Comme celles de Iannis Roder dans le 93. “Avec les lycéens que j’ai à Roubaix, les questions sensibles sont celles qu’on imagine.” C’est-à-dire ? “Le conflit israélo-palestinien. Cela l’a toujours été mais ils demandent avant tout des explications. Ils y sont sensibles, aussi par manque de connaissances. Ils demandent des éclaircissements. Ils ont des positions arrêtées pour un grand nombre mais ils sont demandeurs. On ne peut pas leur interdire l’accès à l’histoire-géographie, sous prétexte que ça nous fâcherait, qu’on ne serait pas d’accord avec eux. On est là pour ça, répondre à leurs demandes et leurs besoins.”

La concurrence mémorielle, un prétexte

La guerre israélo-palestienne peut servir de prétexte à “une mise en concurrence mémorielle”, note Bruno Modica, président des Clionautes, la deuxième organisation de professeurs d’histoire-géographie. Mais il écarte aussitôt toute illusion d’un phénomène de masse. Sur les propos anti-juifs, le souvenir de deux anciens élèves jaillit de sa mémoire. D’abord, celui d’un gamin “influencé par le site Blanche Europe”, qui se présente comme un site dédié au nationalisme français et à la défense de la race blanche, et qui “mettait en doute la réalité du génocide”.

L’autre élève, il l’a rencontré en 1991, au début de sa carrière, à Tourcoing, dans le Nord. “J’avais en classe de terminale un jeune français converti à l’islam qui a été le premier djihadiste français : Lionel Dumont. C’était donc bien avant la vague de djihadistes des années 2000 et d’Al-Quaeda et de ceux qu’on connaît aujourd’hui.” Dumont est l’une des figures du Gang de Roubaix, aujourd’hui incarcéré, près de Lille, pour des braquages violents et un attentat raté en 1996.

Même territoire, même époque. François Da Rocha fait déjà ses gammes à Roubaix, au collège Anne-Frank. Parmi ses élèves, le petit frère d’Amar Djouina, un homme de 28 ans, autre membre du Gang de Roubaix. Amar Djouina décède le 29 mars 1996, lors d’un assaut du RAID, rue Carette à Roubaix. La scène se déroule à neuf cents mètres de l’établissement. François Da Rocha n’oubliera jamais.

Ces dernières années, le souvenir résonne drôlement dans la carrière du prof. Certains de “[ses] gamins” sont partis combattre avec les djihadistes en Syrie. “C’est inscrit dans notre territoire, dit-il. Mais c’est tellement facile de juger, de condamner quand, par ailleurs, on ne fait pas attention à ce territoire-là, qu’on le dénigre à longueur de temps. C’est logique qu’à un moment ou un autre, des gamins en révolte aillent poursuivre un rêve. Ce n’est pas acceptable. Ce n’est pas le bon rêve...”

Sur Twitter, François Da Rocha avait réagi, à chaud, sur le compte du caricaturiste du Monde : “Ça nous apprendra à utiliser les dessins de Plantu dans nos cours ! Même quand nos élèves sont acquis au salafisme, nous enseignons la Shoah !”  

Une manière cinglante de rappeler que la communauté éducative est parfois la dernière à investir des territoires que tout le monde semble avoir déjà condamnés à l’échec. “C’est un temps long, la pédagogie. Il faut le prendre en compte. Comme tous les autres profs, toutes les autres disciplines, on a une familiarité avec nos élèves. Ce qui nous permet, même quand on est dans une classe difficile, même quand on est en opposition, de faire passer des choses. On a une proximité avec les élèves qui nous permet de travailler en profondeur.”

Peu importe les opportunités, François Da Rocha n’a jamais souhaité quitter ni Roubaix ni ses jeunes. Cela fait vingt ans qu’il donne des cours au lycée public Jean-Moulin. “J’y ai fait toute ma carrière. J’y suis bien.”

“Il n’y a pas « d’overdose » de Shoah dans les programmes”

Il reprend sur la Shoah. “On se retrouve face à un sujet imprégné d’images que nous livre la société. Quand nos élèves disent “On en parle tout le temps”, ils croient savoir des choses. Le rôle du professeur d’histoire-géographie, c’est de leur dire : « Non, vous ne savez pas encore. Vous avez des sensations, des sentiments, des impressions. Maintenant, on va déconstruire et donner du sens.»”

Christine Guimonnet, également membre du bureau national de l’APHG et chargée de la codirection de la revue trimestrielle Historiens et Géographes, partage son observation. “Il faut expliquer aux élèves la différence entre ce qu’ils entendent dans les médias et l’histoire scolaire des questions : oui, les médias en parlent, mais il n’y a pas dans les programmes une « overdose » de Shoah.” Cette spécialiste de la transmission du génocide des juifs estime que “pour bien expliquer la Shoah, il faut bien expliquer ce qu’est le nazisme”.

La secrétaire générale de l’APHG, qui exerce aujourd’hui en région parisienne, après vingt-quatre ans passés dans l’Oise, constate qu’historiquement, “en France, on aime bien combattre l’antisémitisme quand il vient de l’extrême droite”. “Des gens antisémites, vous allez en trouver partout. Sauf qu’avant la Seconde Guerre mondiale, vous aviez un antisémitisme populaire, avec des clichés véhiculés par l’Eglise catholique, résidus d’un anti-judaïsme précédent”, rappelle-t-elle à ses élèves.

Christine Guimonnet commente aussi avec eux La France juive d’Edouard Drumont, essai populaire raciste de 1886, qui parle d’une “invasion juive en France”. “Alors, je leur demande, combien y a-t-il de juifs en France aujourd’hui ?” Les ados se trouvent incapables de donner un chiffre exact, pas même une fourchette. “Pour eux, il y a cinq millions de juifs en France. Or, je leur dis qu’on est, à peu près, aux alentours de 500 000. Autant que pour les protestants.” Au temps de Drumont, la population juive représentait 0,2 % des Français. “Donc ils voient le décalage entre le groupe humain qui est numériquement très faible, et la surreprésentation dans les discours antisémites de la fin du XIXe siècle.”

Plus tard, l’Europe connaîtra le nazisme, “le seul régime totalitaire d’essence raciste”, poursuit Christine Guimonnet. Elle mentionne l’antisémitisme encore présent chez les couches populaires, les bourgeois du seizième à Paris ou encore les catholiques nationalistes, avant la guerre. Une haine qui s’atténue après les persécutions et l’extermination organisées par les nazis. “Il y a des gens qui étaient bourrés de préjugés sur les Juifs et qui ont caché des gosses menacés.”

Dans ses cours, elle n’a jamais eu affaire à des propos déplacés sur la Shoah. Idem pour son collègue Emmanuel Mathiot, prof dans un lycée du centre-ville de Strasbourg : “Je n’ai pas l’impression qu’on aborde moins la question. Ce n’est pas, me semble-t-il, un sujet tabou.” Ce qui n’a pas toujours été le cas. “Après la guerre, c’était un peu l’amnésie, personne ne voulait parler de la Shoah, se souvient le professeur. Aujourd’hui, on parle plus de mémoires aussi parce que c’est un moment où, par exemple pour la Shoah, les derniers témoins sont encore parmi nous.” Il se réjouit de ces programmes plus ouverts et pluriels mais regrette le faible volume horaire accordé à l’histoire-géographie, obligeant à “aller très vite pour toutes les questions”.

D'autres questions sensibles existent

Iannis Roder, François Da Rocha, Christine Guimonnet, Emmanuel Mathiot, Bruno Modica... Au-delà de l’enseignement de le Shoah, tous ces enseignants soulèvent d’autres questions sensibles qui rythment leurs cours. “Nos élèves sont bourrés de préjugés sur un tas de sujets, soupire Christine Guimmonet. Quand vous avez des gosses entre 13 et 18 ans qui véhiculent du vocabulaire grossier, des propos sexistes, racistes, homophobes, antisémites... Il faut comprendre que l’élève vient au lycée avec tout ce qui contribue à le construire : son milieu, ce qu’il entend autour de lui, ce qu’il voit sur Youtube, etc.”

Emmanuel Mathiot garde en tête un échange, en aparté, avec un élève à la fin d’une leçon sur le génocide arménien. “Il m’avait dit qu’il assistait à des cours de turc en dehors de l’établissement et que c’était la première fois qu’il en entendait parler. Il avait l’air surpris mais n’était pas en rejet.” Bruno Modica, le président des Clionautes, raconte une autre anecdote. Un jour de classe, alors qu’il aborde les conséquences du traité de Lausanne de 1923, empêchant la création d’un état kurde, un jeune homme lui rétorque : “Monsieur, vous devriez dire « des terroristes kurdes ».”

Pour François Da Rocha, tout est une question de “curseur variable” : “J’ai l’habitude de souligner à quel point ça doit être difficile aussi de parler des inégalités dans le monde à des élèves de certains lycées bien cotés de Paris intra-muros ou proche banlieue.”

Christine Guimonnet insiste : les difficultés ne doivent pas empêcher de faire cours. “J’aurais des préjugés si je me mettais à penser que des élèves ne peuvent rien tirer de ce que je vais leur apporter parce qu’ils habitent tel quartier.” Elle va plus loin et estime que la contestation lui donne des arguments supplémentaires pour enseigner. “Si je partais du principe que les élèves que j’ai en face de moi n’ont aucune possibilité de progression dans leur raisonnement, alors je renonce. Et si on renonce, à quoi on sert ?”

Fin

(1) Le 3 novembre 2017, le quotidien national Le Monde consacrait un dossier fouillé à l'antisémitisme et ses expressions au quotidien. Les associations d'enseignants ont salué la qualité de cette enquête. Leurs remarques n'ont porté que sur la caricature de Plantu.

(2) L'Association des professeurs d'histoire-géographie (APHG) existe depuis 1910. C'est la plus ancienne des trois organisations. La galaxie des Clionautes existe depuis 1998. Enfin, le collectif Aggiornamento s'est formé en 2011.



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  1. Introduction
  2. L'histoire pour devenir "un bon citoyen"
  3. "Vos ancêtres les Gaulois"
  4. Verbatim : "Ne plus favoriser l'esprit critique ? J'entrerai en résistance"
  5. Le tabou de la Shoah : de la caricature à la réalité